mercredi 2 mai 2012

Lettres mortes


Je t’écris d’un pays dont je ne reviens pas. Boussoles depuis longtemps affolées, les cartes se délitent. Mes voies mènent toutes vers cet ailleurs. Seule veille la lune pleine, objectif voilé de mon univers-cyclope.
Je t’écris du plus profond de mon labyrinthe, de jardin ouvrier en jardin délaissé. Tous reflètent mon errance infinie. Dans les feuilles de rhubarbes flétries, dans l’air moite qui se fige, je perds courage.
Je t’écris, silencieuse et emmurée. Les ragondins furtifs fendent l’eau sombre. Depuis longtemps les pêcheurs sont partis. Aussi solitaires, aussi ombrageux que moi. Loin des berges, que font-ils de leurs prises ? Poissons à la chair grise, au goût de vase, comme ceux donnés par ton père autrefois. Même la petite chatte aux yeux bleus n’en voulait pas.
Je t’écris tandis que m’enlacent les branches du vieux saule. Gorgone inoffensive, il sombre lentement dans la boue de la rivière. Les insectes intrépides dansent un ballet sans fin –et tu n’aimais pas cela.
Je t’écris du chemin où marchent nos fantômes. Tu ne sais plus son nom ni les rêves révélés, mais la paume de ta main reste tatouée dans la mienne. Les chats sentinelles ne sont plus emprisonnés dedans ta pellicule. Je leur souris en passant.
Je t’écris même si tes yeux ne voyaient pas les mêmes couleurs que moi. Les roses trémières me disaient un ailleurs rose dévoré de rouge. Tu ne les entendais pas, tu allais, tu allais loin devant, vers d’autres voix aux nuances que tu as toujours tenues secrètes. A qui, à quoi prêtes-tu oreille maintenant ? A moi, tu sais, les quenouilles de la Vierge parlent toujours.
Je t’écris malgré la cacophonie. Les grenouilles encore se renvoient ton prénom et les roseaux répètent des moqueries que je ne veux pas entendre. Si souvent dans leur ombre tu m’entouras de toi, et il n’existait plus que le suave chuintement de l’eau, doux et frais comme tes promesses.
Je t’écris le flou et l’indistinct. Paysages intérieurs éphémères, engloutis pas après pas, perceptions fugitives, fragiles sensations, et mon cœur toujours qui bat la campagne.
Je t’écris le long de la rue Sainte-Scholastique. Dans la pénombre brouillée luisent mes orteils fardés de vert. Tu te rirais de moi. Sous le grand pin parasol de notre maison de rêve, une colombe esseulée. Elle fait crouuu à mon approche, et cache sa tête sous son aile.
Je t’écris dans la froideur du marbre où je m’agenouille. Une pietà éplorée défaille de chagrin. Le placide tilleul, dans sa sagesse séculaire, me dit que la pierre est pure métaphore. Je deviens ex-voto.
Je t’écris entre chien et loup. Le gardien passe en agitant son trousseau. On ferme. Les grilles se referment dans un gémissement sourd. Et puis les clefs se taisent. Les feuilles des platanes qui gardent le chemin ne tremblent plus, elles s’apaisent. Mes pas ne m’amènent plus jamais à destination.
Je t’écris de l’ombre engloutie de la colline. Les rues tortues s’entremêlent dans l’ombre qui marche. Il me semble que la cloche de l’église a sonné treize coups. Au loin, les lumières de la ville se répondent en morse. Ce qu’elles se racontent est inavouable.
Je t’écris du profond de la nuit. La pierre du calvaire ancien se désagrège. Mes doigts suivent la pulvérulence des mots latins dévorés par l’obscurité perpétuelle. On a décapité le gros néflier biscornu que j’appelais ami. Mes repères ne sont plus, rongés de déliquescence.
Je t’écris comme je ne cesse jamais de le faire. Même si mes mots muets restent lettre morte. Même s’ils meurent à mesure. Je t’écris parce qu’il ne me reste que ça.
Je t’écris d’un pays aux heures abolies. Toi tu n’as plus de montre, et moi je ne sais plus ni où, ni quand. Je n’en finis pas de me perdre, sans jamais me reconnaître. Ombre sans consistance, lare sans lendemain qui erre sur les vestiges d’un cadran solaire fracassé. Seule s’endort la lune noire, opercule bouché, oublieuse de mon monde orphelin.

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