jeudi 14 février 2013

Asphalte nu



   Malgré les heures éparses et nos étranges ailleurs, malgré le lent grincement lancinant des trains, malgré les rails qui s’enchevêtrent qui nous séparent, c’est toujours toi.
   Je sais encore ce que tu dirais de cette nuit : les lampadaires seraient gibets et les platanes pendus, suppliciés spectateurs intermittents de ton long cadavre d’amour. J’ai vécu ce monde-là, bien plus que le mien. Même si tu m’as exilée trop loin de tes chemins circonvolutifs, c’est toujours toi.
   Encore le parc solitaire s’est recroquevillé sur ses souvenirs. Les toboggans, eux, cabriolent à la nuit, et les balançoires hystériques se dévergondent à tout vent. Tu te rirais toujours de ces mots-là. Des chats furtifs passent et me sourient : ils parlent ma langue maternelle du silence. Mais c’est toujours toi.
   Et les grues grinçantes au loin détendent leurs vertèbres ; girafes impassibles, elles me décrochent la lune, et mâchouillent le ciel. Leur éloquence tacite est celle des rues qui m’enserrent de leur nuit. Nous partageons le même rien : c’est toujours toi.
   Dans le vide de mots aussi. Je cultive les silences. Mes Kickers éculées crèvent le bitume. Derrière les vitres étoilées de pénombre et de sueur, des couples attablés. Écarquillée je contemple nos fantômes dévorés par les ans. Même menu, même table. Et maintenant moi pétrifiée de l’autre côté du miroir. Absurde morsure de ce temps de ce moment. Cruauté stupéfaite. Même mon reflet s’est évanoui. Pourtant, c’est toujours toi.
   Brouhaha des bus des voitures. Dans les lueurs échappées des fenêtres le bleu spectral des nouvelles du monde. Familles resserrées. Infini désert sombre de chaque rue. Les autres ne me voient pas plus que toi. Et voilà que je m’englue dans la vitrine du libraire. Voler ce que je peux. Autres horizons. Autres images. Autres mots. Autres maux. Ce que j’emporte ne fait tort à personne pourtant… Un instant m’arracher à moi-même dans la triste étreinte des néons. Mais c’est toujours, toujours toi.
   Et moi. Dans la nuit. Ombre sans portable sans photos. Sans les autres. Sans le monde. Mon bagage chromatique alphabétique me suit malgré moi. Lui, et tout le reste. La rue entière sent le kebab, et je suis là. Je suis là. Sans toi. Et le poignet lourd de l’absence de ce précieux bracelet de grenat que tu m’avais donné. Je pense au bracelet que je ne porte pas. Don d’amour sans doute, don trop enchâssé trop serti étranger à moi d’une incongrue brillance. Je laisse cet éclat à d’autres moins enchaînées. Mais même sans gemmes sans anneaux, même sans fleurs pétulantes ni cœur de quartz ni vers énamourés, c’est toi.
    Sous mes pieds les trains grincent de toute la force grasse de leurs essieux. Toi tu enlacerais benjoin, rares herbacées, dépouilles odorantes, cruels anathèmes et vieux rêves en deuil –moi je ne dirais rien et je te serrerais. Je ne dis rien. Rien que le silence. Je marche. En rond en rond en rond. Sur les pas d’un autre temps moribond agonisant ne finissant pas d’agoniser. J’ai beau nier la dégénérescence du vide, glorifier l’obsolescence des désirs. Soir de février. Il neige. Personne. C’est toujours toi.

1 commentaire:

  1. Ah, ça sent le blues d'une nuit de Saint-Valentin ou je ne m'y connais plus. Il ne reste plus qu'à mettre Chet Baker en sourdine, "My funny Valentine" à tout hasard, et à se laisser couler sous la couette en attendant le sommeil et de meilleurs lendemains, qui viendront, si on le décide, n'en doutons point ! C'est bien à cela que servent les utopies ? Bâtissons donc la nôtre et elle finira par se réaliser. C'est l'avenir qui crée le présent, pas le passé.

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